La lettre d’un jeune instituteur mobilisé à un ancien (collègue) ayant participé aux combats de la guerre franco-allemande de 1870… (D’après Le Petit Citoyen n°37 du 21 août 1914).

Lettre d’un instituteur cornouaillais à un ancien de 1870.

Mon cher Monsieur M…,

Dans quelques jours, je comptais avoir le plaisir de vous serrer la main. Le sort en a décidé autrement, et, d’ici longtemps sans doute, qui sait ? peut-être jamais, je ne reverrai ma chère Bretagne et tous ceux que j’y laisse…

Puisque nous mobilisons…, puisque l’heure est si grave, je profite de deux minutes de repos pour vous faire mes adieux. Je sais que votre âme de brave combattant doit vibrer fortement à cette heure.

Eh I oui, je sais qu’à ce moment les journaux, tout mensongers et tout incomplets qu’ils soient, doivent vous faire revivre les moments où, jeune comme moi, vous partiez, vous aussi, à la frontière. Il m’est particulièrement doux de communier avec vous à cette heure, de vous faire part de mes impressions, parce que je sais que votre patriotisme n’a jamais failli. Comme vous, je suis patriote, et je pars à la frontière… le sourire aux lèvres. Vous pouvez être assuré que je m’y battrai en brave.

J’ai encore présent à la mémoire ce récit touchant que vous me fîtes naguère de votre campagne de 70. Je tâcherai de prendre exemple sur vous. Samedi prochain, nous serons à la frontière, nous serons sur la ligne de feu. Nulle peur! nul affolement! Certes, j’en ai gros sur le cœur ! Mais bah ! la vie d’un jeune homme, quand il s’agit de défendre la Patrie menacée, c’est bien peu ! Hier soir, nous sommes sortis de la caserne après le meurtre de Jaurès. Les Parisiens, affolés, nous voyant passer, croyaient que nous partions pour la frontière. Quels adieux touchants ! Que d’encouragements ! Toutes les têtes se découvraient à notre passage. Et, ma foi ! tout soldats que nous sommes, nous ne pouvions retenir nos larmes. Que sera-ce vendredi prochain, quand nous nous embarquerons pour de bon ?

Mais le temps passe ! Dans quelques heures, nos aînés vont arriver, arrachés à tout jamais peut-être du sein de leur famille. Pour eux, nous dédoublons nos lits, et nous faisons tout ce qui nous est possible pour réserver le meilleur accueil à ces frères d’armes. Et quand arrivera le grand jour où notre belle France nous appellera, nous serons tous là, tous unis par les mêmes sentiments, tous prêts à lui donner notre vie.

Une dernière fois, adieu ! Monsieur M… Nous partons, tous confiants dans nos chefs. Décidés comme nous le sommes, la victoire ne peut nous échapper.

A tous mes amis de P…, j’adresse mes souvenirs émus.

R. C…, Caporal à la 6è compagnie du 1040è régiment d’infanterie, à Paris.