Le visiteur trouvera ci-dessous un article de Albert Bayet (mai 1927) sur le « verdict de Saint-Brieuc ».
Le verdict de Saint-Brieuc est une victoire laïque.
Poursuivre les diffamateurs de l’école laïque ? Allons donc ! Lorsqu’il y a quelques mois on parla de s’y décider, nos adversaires nous rirent au nez. D’abord, cela ne s’était jamais fait. Au temps du Bloc national, un journaliste avait appelé les maîtres de nos écoles « une corporation de 70.000 fous ou folles, gredins, malfaiteurs ou filles perdues, chargés par l’Etat de contaminer des pires contagions morales, sans compter probablement les autres, les centaines de milliers d’enfants de nos milliers d’écoles publiques ». En vain l’Université avait demandé des poursuites : le gouvernement d’alors les avait nettement refusées, et la Chambre nationaliste (on était en 1923) avait approuvé le gouvernement par 306 voix contre 205. Ce précédent faisait jurisprudence. — Et puis, ajoutaient insolemment les gens de droite, essayez un peu de nous poursuivre ! Essayez de nous traîner devant un tribunal breton ! C’est nous qui ferons le procès de l’école laïque, et nous sortirons du prétoire tête haute et victorieux !
De vrai, tout le monde savait que les hobereaux bretons menaient depuis plusieurs mois une campagne enragée contre l’école laïque, qu’ils avaient réussi à créer autour d’elle une légende abominable : on pouvait craindre que le jury, trompé par cette légende, hésitât à frapper les diffamateurs. Par surcroît, l’on pouvait se demander si les magistrats de là-bas oseraient prendre position contre le parti clérical (et l’attitude du procureur a montré qu’une inquiétude de ce genre était légitime). Herriot pourtant a passé outre. Au nom du gouvernement, il a fait engager les poursuites : et voici qu’en pleine Bretagne les diffamateurs, qui devaient pourfendre l’école, s’en vont condamnés et l’oreille basse. Pourquoi ? Parce que l’évidence des faits a été plus forte que la légende, parce qu’en France ce n’est pas impunément qu’on se heurte au bon sens. Le grand reproche lancé dans l’Ouest contre nos instituteurs, c’est qu’ils sont « antipatriotes ». Voilà près d’un demi-siècle qu’on le leur répète chaque jour et sur tous les tons; ils traînent le drapeau dans la boue, ils so moquent de la patrie, ils fabriquant par millions insoumis et déserteurs. Fidèles à la tradition, les gazetiers bretons qu’on vient de condamner ajoutaient « dans leurs classes, ils habituent leurs élèves à cracher sur le drapeau. » Seulement, à l’audience – alors que les diffamateurs n’arrivaient pas à alléguer un fait à l’appui de leur calomnie – un instituteur s’est avancé et, sans phrases, gravement, a rappelé combien d’instituteurs, au cours de la dernière guerre, étaient tombés sur les champs de bataille.
Ne nous lassons pas d’imprimer ce chiffre : sur 35.817 instituteurs mobilisés 8.119 sont morts, soit 26%.
Pour mesurer le sens tragique de ce chiffre, il suffît de le comparer à d’autres : les membres du clergé mobilisés étaient au nombre du 32.699; ils ont perdu 4.618 des leurs, soit 14,1%. Comme le clergé, nul n’en doute, a fait son devoir pendant la guerre, ce qui résulte des chiffres, c’est que les instituteurs « anti-patriotes » ont fait, eux, plus que leur devoir. De telles précisions ne pouvaient ne pas frapper l’esprit des jurés bretons. Quelques faits ont parachevé l’œuvre des chiffres. Un des instituteurs particulièrement diffamés par le parti clérical s’est avancé à la barre et a donné ses états de service: trois citations et la Légion d’honneur. Une institutrice, qui s’était portée partie civile, a parlé à son tour et a dit : « Je l’ai fait pour défendre la mémoire de mon mari, fils, petit-fils, neveu d’instituteurs, mort sur le champ de bataille, lieutenant d’infanterie, chevalier de la Légion d’honneur ». Un frémissement a agité l’assistance. La calomnie confondue a baissé la tête. Les diffamateurs sont sortis, condamnés moins par le jury que par l’écrasante évidence des faits.
Comme de juste, la presse cléricale essaie de faire le silence sur cet événement. Il n’en aura pas moins dans nos départements de l’Ouest et dans l’ensemble du pays un retentissement profond. Les partis de droite avaient, comme on sait, décidé d’organiser, cet été, une croisade de grand style contre l’école laïque. Chefs et troupes étaient dûment stylés. La campagne d’injures était prête. Et voici que, dés le premier jour, nos preux croisés, au cœur de la Bretagne, donnent du nez sur un jury et se relèvent tout penauds. Mauvais départ ! … Albert BAYET.
( D’après Le Citoyen du jeudi 5 mai 1927, n°18, 20è année )